Discrimination “positive” : la trahison des grandes entreprises

Discrimination “positive” : la trahison des grandes entreprises

Par Andrea Massari
sociologue, administrateur de la fondation POLEMIA

Pour le sociologue Andrea Massari, le soutien actif que les grandes entreprises et la classe politique apportent au projet de “discrimination positive” est une nouvelle illustration de la fracture existant entre le peuple et l’établissement.

Nicolas Sarkozy a ouvert, fin 2003, le débat sur la discrimination positive. À première vue, il peut paraître curieux qu’un tel projet, générateur de contraintes supplémentaires sur la vie économique et sociale, soit porté par un candidat présidentiel qui affiche, par ailleurs, des opinions plutôt libérales. Mais, la contradiction s’explique lorsque l’on observe qu’en fait, comme le montrent l’exemple américain et les premières expériences françaises, ce sont les grandes entreprises qui sont les vecteurs les plus ardents de cette dérive. Explications :

1. La discrimination positive est contraire à la logique libérale et républicaine.
La doctrine libérale fait une large place au libre choix des acteurs économiques dans la combinaison des facteurs de production (capital et travail) et donc dans le choix des collaborateurs d’une entreprise ; de ce point de vue un acteur privé doit avoir le droit […] de recruter telle ou telle personne en tenant compte ou non - c’est sa liberté de préférence - de ses origines, de sa culture, de sa religion, de son sexe, etc. […]
Quant à l’idéologie républicaine fondée sur l’égalité des droits des individus et la reconnaissance de leurs mérites, elle a inspiré les législations anti-discriminatoires qui interdisent de prendre en compte l’origine ou les orientations sexuelles ou politiques des individus dans l’accès à des emplois ou des services. C’est là une limitation classique de la liberté au nom de l’égalité.
La discrimination positive obéît, elle, à une toute autre logique ; nier l’égalité de droit entre individus pour créer une égalité de résultats entre groupes. Elle se situe donc aux antipodes de la tradition républicaine comme du libéralisme économique […]. Pourtant, la discrimination positive est en train de s’imposer en France dans les esprits et dans les faits […]. C’est ainsi que le Conseil d’analyse de la société (CAS), placé sous la présidence du Premier ministre, vient de remettre, le 21 septembre 2005, un rapport intitulé “Pour une société de la nouvelle chance : une approche républicaine de la discrimination positive”. Ce rapport oppose les “démocrates-US-modernistes” aux “républicains-Français-nostalgiques” et propose une nouvelle synthèse “ne cédant pas au pathos d’un républicanisme nostalgique”. Concrètement, le CAS recommande de développer les statistiques sur les minorités visibles dans les entreprises, de multiplier les filières d’accès parallèle aux grandes écoles, selon le modèle de l’Essec et de Sciences-Po, et de financer l’édification de lieux de culte musulmans sur fonds publics. Sur un plan plus politique, c’est dans cette même logique que s’inscrit Azouz Bégag, ministre délégué à la promotion des chances, lorsqu’il écrit dans Le Monde du 11 septembre 2005 : “Je voudrais faire en sorte qu’il y ait un peu plus de concordance entre l’équipe nationale de foot “black, blanc, beur” et la composition de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le personnel des entreprises, les présentateurs télé.”

2. Les grandes entreprises : motrices de la discrimination positive
La prise de position de Nicolas Sarkozy en faveur de la discrimination positive est contemporaine de la publication du livre de l’Institut Montaigne, consacré aux “oubliés de l’égalité des chances”, ces Français issus de l’immigration rebaptisés “minorités franco maghrébines”. Dans ce livre […] Azid Sabeg oppose le pragmatisme américain à l’assimilation républicaine et l’égalité réelle à l’égalité formelle […]. Un catalogue de mesures est sorti de ces deux études : la définition d’une “charte de la diversité”, des avantages (notamment en termes d’accès aux marchés publics et aux subventions) pour les entreprises se conformant à cette charte, une utilisation plus intense de l’arsenal de répression judiciaire, la mise en place d’un dispositif statistique permettant d’évaluer la place des “minorités visibles”, etc. En adoptant la ligne définie par Claude Bébéar, PDG d’Axa, et président de l’Institut Montaigne, dans L’Express du 9 février 2004, “quand deux candidats de même qualité sont en concurrence, il faut donner la préférence à celui qui est issu d’un quartier difficile”, beaucoup de grands patrons se sont ainsi engagés dans la voie de la discrimination positive […]. Ainsi, le Président de Renault Louis Schweitzer est devenu président de la Haute Autorité de lutte contre la discrimination et pour l’égalité (HALDE), tandis que PSA met en place, depuis 2004, un plan de recrutement […] d’au moins 45 diplômés de l’enseignement issus de “zones urbaines sensibles”. L’accord conclu en 2004 prévoit qu’“au-delà des règles légales, PSA entend appliquer et promouvoir les meilleures pratiques et lutter contre toutes les formes de racisme, de xénophobie et d’homophobie”. Initiée par les grands titres du CAC 40, la discrimination positive en entreprise est promise à une généralisation prochaine : Roger Fauroux, ancien PDG de Saint-Gobain, vient de remettre au ministre Jean-Louis Borloo un rapport recommandant l’établissement de statistiques ethno-culturelles dans les entreprises, quant à la nouvelle présidente du MEDEF, Laurence Parisot, elle souhaite engager avec les syndicats une négociation sur “la diversité en entreprises” et a pris position “dans l’esprit” en faveur de la discrimination positive (Le Figaro, 30 août 2005).

3. Quel intérêt pour les grandes entreprises ?
On comprend aisément l’intérêt des minorités concernées (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.) pour la discrimination posi-tive […]. Mais qu’en est-il de l’intérêt et des motivations des grandes entreprises les conduisant à s’engager dans une direction - a priori contraire à la logique libérale, en ce sens, notamment, qu’elle revient à accroître les réglementations ? On peut trouver plusieurs explications […]. Une première remarque s’impose : les grandes entreprises ne sont pas forcément hostiles aux réglementations, car elles disposent de tous les moyens pour s’y adapter. Le coût d’une réglementation supplémentaire est sans commune mesure pour une petite et moyenne entreprise et pour une grosse entreprise : les deuxièmes peuvent même y trouver un avantage compétitif. Sur un plan plus économique, les grandes firmes raisonnent sur la conquête de marchés et l’organisation de la production à l’échelle mondiale ; elles ont poussé à la disparition des frontières et continuent d’agir en faveur de la globalisation : avec la discrimination positive, elles oeuvrent pour l’abaissement des frontières intérieures, psychologiques et matérielles, qui continuent d’exister entre communautés d’origines et de cultures différentes […]. Plus fondamentalement encore, les entreprises, aujourd’hui, se battent pour leur image : leur image auprès des acheteurs d’une part, leur image auprès des actionnaires d’autre part. De bons cours de bourse sont souvent la clé de l’indépendance des entreprises - et en tout cas la meilleure garantie contre les risques d’OPA et les raids hostiles. Or les cours de bourse ne dépendent pas seulement de facteurs économiques rationnels tels, qu’ils peuvent être tirés des bilans comptables ; ils dépendent aussi des données hors compte et, singulièrement, de l’image de l’entreprise. Or, aujourd’hui, pour jouir d’une bonne image, il faut offrir le meilleur profil aux grands médias et donc le profil le plus “politiquement correct” possible : la promotion de la discrimination positive en est un moyen.

4. La France ne suit pas le modèle américain, elle suit les dérives du modèle américain.
Le débat français aime à opposer le modèle républicain au modèle américain. C’est, d’un certain point de vue, un contresens. Le modèle républicain français comme le modèle américain traditionnel, puisent à la même source : l’idéologie des Lumières, qui déboucha sur la révolution américaine, puis dix ans plus tard sur la révolution française. Dans les deux cas, il s’agissait d’affirmer l’égalité des droits des individus, indépendamment des origines et de promouvoir une société méritocratique. En ce sens, il n’y a pas d’opposition entre le modèle des deux grandes républiques. Mais il y a une opposition entre le modèle républicain d’origine et les transformations profondes qui l’affectent depuis le début des années 60, aux États- Unis, le début des années 80, en France. De ce point de vue, la lecture de l’ouvrage de Samuel P. Huntington Qui sommes-nous : identité nationale et choc de culture est particulièrement éclairante. Il décrit la mise en place, à partir des années 60, d’un “mouvement déconstructionniste” pour qui l’Amérique cesse “d’être une communauté nationale faite d’individus partageant une culture, une histoire et un credo commun pour devenir un conglomérat de races, d’ethnies et de cultures infranationales dans lequel les individus se définissent par leur appartenance à un groupe plutôt que par une nationalité commune” (p. 143-144). Cette “déconstruction” […] a pris deux formes : le recul de l’Anglais au profit du multilinguisme et l’ébranlement du credo américain par la substitution de l’“affirmative action” à l’égalité des droits. Progressivement la raison d’être de la politique des droits civiques a été transformée pour l’orienter vers un objectif de défense des droits des minorités, vers “la préférence raciale” (p. 153). À ce sujet, Samuel Huntington pointe le rôle joué par la Fondation Ford dans “le soutien de la discrimination positive […] visant à accorder une préférence aux minorités raciales par rapport aux Blancs”. Huntington poursuit ainsi son propos : “Le monde des affaires poussé par des impératifs commerciaux, désireux d’éviter d’éventuels procès et la mauvaise publicité due aux boycotts organisés par les Noirs et d’autres minorités, a joué un rôle très important dans l’établissement des mesures de préférence raciale. Le secret inavouable de la discrimination positive, notait Richard Ahlenberg en 1996, est qu’elle est soutenue par l’Amérique des entreprises” (p. 152-153). D’ailleurs, là où il y a eu des référendums sur la discrimination positive, comme en Californie, les promoteurs des résolutions en faveur de l’abolition de l’affirmative action estiment que “leurs adversaires les plus importants n’étaient pas les médias, ni même les personnalités politiques […] mais le monde de l’entreprise” (op.cit. p. 154), en l’occurrence, en 1998, dans l’État de Washington : Bill Gates, fondateur de Microsoft et le géant de Seattle : Boeing.

5. L’opposition n’est pas entre modèle américain et modèle républicain, elle est entre établissement et peuple.
Pour Huntington, il y a deux lignes de faille : une ligne de faille historique qui intervient à partir de 1960 et qui aboutit à la remise en cause du credo américain […]. une ligne de faille sociologique entre l’établissement, acquis à la rupture avec le modèle traditionnel, et le peuple, attaché à son maintien voire à son rétablissement […]. À la lumière de cette analyse, la situation française paraît comparable à celle des États-Unis, avec un décalage dans le temps […]. Quoi qu’il en soit, la discrimination positive proposée par certains leaders politiques et puissamment soutenue par l’établissement économique paraît difficilement acceptable : ne serait-ce que parce que la discrimination positive pour les uns, c’est la discrimination négative pour les autres. Ce qui ne va dans le sens ni de la justice ni de la concorde.

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