La laïcité turque : masque ou réalité ?

La laïcité turque : masque ou réalité ?

Par Hratch Grigori Bedrossian
Directeur éditorial du Cercle d'Ecrits Caucasiens.

Fin connaisseur de l'histoire turque et, notamment, de la genèse de la Turquie moderne, Hratch Gregori Bedrossian rappelle le rôle central joué par les forces laïques dans le génocide des Arméniens et le massacres de centaines de milliers de Grecs d'Anatolie. Il estime aussi que sitôt son adhésion effective, la Turquie favorisera l'émigration des populations kurdes vers les pays européens.

Combien Alain Decaux a eu raison de répéter, il y a quelques mois sur Arte cette vérité que les hommes d'État devraient avoir présente à l'esprit: "L'action politique ne peut se fonder uniquement sur l'actualité, la connaissance de l'Histoire est indispensable pour ne pas commettre les erreurs du passé" ! Malheureusement, combien sont nos concitoyens qui s'intéressent encore à l'Histoire surtout lorsqu'il s'agit d'un pays comme la Turquie ? Le plus grave est que ceux qui, depuis plusieurs mois, se sont chargés de "faire la promotion" de ce préadhérent ne le font pas par un quelconque attachement à la vérité historique, mais pour instiller dans l'esprit d'un public majoritairement hostile à l'entrée de la Turquie dans une Union européenne qui déjà renie ses propres valeurs multiséculaires l'idée que, laïque, la Turquie y a toute sa place. Alors, on assène sur tous les tons que la laïcité en Turquie a vu le jour avec Mustapha Kemal, en occultant soigneusement la période 1908-1918.
Or, pour juger valablement de cette laïcité à la turque, il faut savoir que c'est un régime outrancièrement laïc mis en place dans l'Empire ottoman en avril 1909 par les Jeunes-Turcs du Comité Union-et-Progrès, après le renversement du sultan Abdul-Hamid II, qui a programmé, organisé et perpétré avec une barbarie et une férocité inouïes le génocide des Arméniens, la plus ancienne nation chrétienne de l'Asie-Mineure qui avait servi de rempart pendant plusieurs siècles à Byzance et à l'Europe chrétienne. Issu directement d'Union-etProgrès, créé avec la bénédiction et le soutien des Soviets, l'État laïc kémaliste, qui bénéficia des trahisons dont furent victimes les Français en Cilicie en 1919-1922 et les Grecs en Anatolie, liquida à partir de 1922 quelque 400.000 Grecs d'Anatolie.
Voilà résumée, en quelques mots la genèse de la Turquie laïque contemporaine ! Dès lors, quel crédit accorder à ceux qui agitent l'épouvantail de l'islamisme ou du danger potentiel de l'islamisme turc, dont on peut se demander s'il existe réellement puisque, paradoxalement, ce sont les leaders du parti "islamiste" au pouvoir qui font la promotion, auprès des chefs d'Etat européens de la laïcité à la turque (une contradiction qui ne choque par grand monde !). Comment ne pas y voir un procédé machiavélique visant à mettre ainsi en valeur pour la "bonne cause" cette laïcité turque, dont l'opinion ignore presque tout, tout en occultant la période laïque 1909-1918, le génocide des Arméniens à partir d'avril 1915 par les Jeunes-Turcs laïcs et l'extermination des Grecs d'Anatolie à partir de 1922 par les kémalistes laïcs ?
En 1943, la Turquie laïque récupéra les cendres de Mehmed Talaat et en 1998 celles d'Enver, deux bourreaux jeunes-turcs qui, outre le sang des Arméniens et des Grecs sans défense, avaient sur les mains celui de quelque 200.000 soldats britanniques et français et de plusieurs centaines de milliers de soldats turcs, revendiquant ainsi haut et fort son ascendance jeune-turque. Bien sûr, rien d'immoral là-dedans pour les panégyristes européens de la Turquie laïque, qui agissent comme une véritable cinquième colonne et qui arguent d'un prétendu "devoir moral basé sur des promesses" à l'égard de leur protégé, mais qui n'ont pas de scrupules, eux, à se fonder sur le mensonge et l'immoralité pour désinformer l'opinion publique.
À l'acharnement des leaders islamonationalistes turcs à imposer la Turquie laïque à l'Union européenne en faisant flèche de tout bois, il y a probablement un autre objectif machiavélique que les hommes politiques turcolâtres se gardent bien d'évoquer pour ne pas "effrayer" leurs opinions publiques : celui, pour les dirigeants turcs, de se débarrasser pacifiquement du problème kurde. Depuis plusieurs décennies, l'armée turque suréquipée, commandée par des généraux bardés de décorations comme si chacun d'eux avait remporté une bataille de Stalingrad, n'a pu venir à bout de la guérilla kurde. D'après les Kurdes, plusieurs milliers de villages ont été détruits, rendus inhabitables, et d'après des enquêteurs sérieux, plusieurs centaines de milliers de Kurdes chassés de ces villages et des zones de combat et se sont réfugiés dans les quelques grandes villes de Turquie où ils survivent sans aucune perspective d'avenir, ni espoir de retour dans leurs villages d'origine. Quelle aubaine pour la Turquie si elle devait adhérer à l'Union européenne comme un membre à part entière, car il ne fait aucun doute qu'elle "favoriserait" l'émigration massive vers les pays européens de ces centaines de milliers de réfugiés, autant d' "épines dans le pied", dont l'exemple pourrait inspirer le reste de la population kurde ! Et voilà le Kurdistan vidé des Kurdes et une guérilla privée de soutien et de ressources !

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