La Turquie dans l’Union européenne ? Moins que jamais !

La Turquie dans l’Union européenne ? Moins que jamais !

Par Bernard Dorin
Ambassadeur de France,
président des Amitiés francophones

Pour l’Ambassadeur de France Bernard Dorin, aux arguments traditionnels qui militent pour refuser l’adhésion de la Turquie, il convient d’ajouter les enseignements de la seconde guerre du Golfe et les relations potentiellement conflictuelles que cette nation entretient avec ses voisines du Proche-Orient et du Caucase.

La seconde guerre du Golfe vient apporter un argument nouveau, et de poids, aux adversaires de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.
Les arguments traditionnels ayant été maintes fois développés, il suffit sans doute de brièvement les rappeler : ni par la géographie, puisque plus de 95% de son territoire se trouve en son territoire se trouve en Asie, ni par l’Histoire, où elle a été constamment l’ennemie déclarée (que l’on se souvienne de Lépante et des deux sièges de Vienne), ni par l’identité culturelle et religieuse, puisqu’elle compte près de 98% de musulmans, la Turquie ne peut prétendre appartenir à l’Europe. De même, une économie délabrée par le poids de la dette publique et une inflation incompatible avec les «critères de Maastricht», une situation sociale marquée par le chômage de millions de travailleurs dont l’Europe serait l’exutoire, une explosion démographique susceptible de faire passer, en un demisiècle, la Turquie de 65 à plus de 100 millions d’habitants, ce qui la ferait dépasser de loin l’Allemagne avec toutes les conséquences dans la représentation au sein des instances européennes, renforcent puissamment les préventions légitimes à l’encontre de l’adhésion de la Turquie.
Deux éléments constituaient déjà des obstacles infranchissables à l’entrée de la Turquie en Europe : le fait, pour l’armée turque, d’occuper militairement une partie importante de la République de Chypre, État destiné à rejoindre l’Union Européenne en mai 2004 et surtout la répression de la révolte kurde du P.K.K., qui a fait plus de 100.000 morts, pour la plupart civils et, du fait de la destruction des villages, des millions de personnes déplacées. Si l’on ajoute l’assassinat sélectif des élites kurdes et le climat de terreur que fait régner l’armée turque dans le Sud-Est du pays, on ne peut passer outre à ce que les chancelleries appellent pudiquement le «déficit démocratique» de la Turquie.

L’édifiant éclairage donné par la seconde guerre du Golfe

Or la guerre en Irak, qui vient de consacrer l’effondrement du régime de Saddam Hussein et d’ouvrir une ère de grande incertitude dans toute la zone du Proche-Orient, apporte en même temps un éclairage nouveau et singulier sur le danger que ferait courir à l’Europe l’adhésion de la Turquie. Il est étonnant que cet élément n’ait pas été souligné plus tôt par les commentateurs politiques, car il suffit de jeter un regard sur la carte de la Turquie pour constater qu’elle a des frontières communes avec cinq États dans lesquels sa partie orientale est en quelque sorte encastrée : la Géorgie (250 km) ; l’Arménie (300 km) ; l’Iran (400 km) ; l’Irak (250 km) ; et surtout la Syrie (750 km). Or cette intimité, pour ainsi dire «physique», avec trois grands États du Proche-Orient particulièrement instables que sont l’Iran, l’Irak et la Syrie, sans parler des États transcaucasiens, montre à l’évidence ce fait capital : si la Turquie faisait un jour partie de notre Europe, elle l’impliquerait fatalement dans les conflits armés qui affectent cette partie du monde.
De cette seconde guerre du Golfe, les Turcs escomptaient en effet tirer un profit majeur : il s’agissait, en pénétrant en Irak du Nord, de conserver une division d’infanterie américaine, d’une part de s’opposer à l’autonomie de la région kurde en désarmant si possible les «peshmergas», de l’autre, de prendre le contrôle de la région pétrolifère de Mossoul et Kirkouk, tout en empochant un «bakchich» substantiel de plusieurs milliards de dollars. L’état-major turc avait, à cette fin, massé quelque 120.000 hommes, soit le double de l’effectif américain, à la frontière irakienne, afin de mettre ce plan avoué à exécution. Las ! Le vote négatif, à trois voix près, du parlement turc, refusant de faire transiter les troupes américaines sur le territoire turc, a ruiné, au moins provisoirement, les espoirs de l’état-major d’Ankara qui doit se contenter, après la prise par les Kurdes de Mossoul et Kirkouk, d’envoyer sur place des observateurs militaires. Ainsi, dans cette affaire, ce qui pouvait passer pour une manœuvre turque destinée à faire monter les enchères s’est transformé en un fiasco retentissant. Le «front nord» a été ouvert, mais par les Kurdes aidés d’une force américaine venue du sud de l’Irak par voie aérienne, c’est-à-dire dans les pires conditions pour Ankara. Toutefois, la non-intervention turque actuelle n’est due qu’à un concours de circonstances actuellement défavorable mais qui peut évoluer. Le chef d’état-major turc a d’ailleurs clairement énuméré une série d’événements susceptibles de justifier à ses yeux l’intervention de ses troupes dans le Nord irakien. Parmi ceux-ci figure la menace qui pourrait peser, du fait des Kurdes, sur la minorité turcomane présente à Kirkouk et dans ses environs. Or, il est aisé de provoquer des incidents qui seront autant de prétextes d’intervention armée. Ainsi l’on voit bien que le Nord-Est kurde de l’Irak, où les Turcs font déjà stationner entre 5.000 et 10. 000 hommes, va rester pour longtemps une zone de conflits. D’autre part, les barrages construits par la Turquie sur le haut-Euphrate risquent d’affecter les ressources en eau du «Djezireh» syrien et de provoquer un grave litige avec Damas. Quant aux rapports entre Ankara et ses autres voisins, l’Iran, l’Arménie, sans même parler de la Grèce, ils sont souvent marqués par de vives tensions. Dans ces conditions, peut-on admettre raisonnablement que, du fait de l’intégration de la Turquie en son sein, l’Union européenne puisse être entraînée dans des conflits turco-irakien, turco-syrien, turco-iranien, turco-arménien...? C’est là un risque que l’Europe ne peut pas prendre.
De même, l’absence de règlement du problème de Chypre constitue un obstacle majeur pour l’entrée de la Turquie en Europe. En effet, comment admettre dans l’Union un État qui occupe militairement depuis près de 30 années une partie du territoire d’un État membre et qui se refuse obstinément à l’évacuer !

Les faux arguments tirés de la question kurde

Certains commentateurs politiques avancent cependant l’idée selon laquelle l’adhésion de la Turquie obligerait cette dernière à reconnaître enfin l’existence de sa minorité kurde forte de quinze à dixhuit millions de personnes, dont une partie importante vit dans les bidonvilles des grandes villes turques, à commencer par Istanbul, du fait des persécutions de l’armée au Kurdistan de Turquie. Cette adhésion devrait également contraindre la Turquie à cesser la répression antikurde et sa politique d’assimilation forcée. En vérité, rien n’est moins sû,r car qui pourrait obliger la Turquie, une fois entrée dans l’Union, à traiter humainement les Kurdes en l’absence de toute procédure pratique d’exclusion ? En outre, l’adhésion de la Turquie aurait l’inconvénient de couper définitivement les Kurdes de Turquie de leurs frères de Syrie, d’Irak, et d’Iran, c’est-à-dire d’environ la moitié de la nation kurde. Or, là encore, la seconde guerre d’Irak vient de modifier la situation qui prévalait dans la région, notamment en ce qui concerne les relations américanoturques. Le refus d’Ankara d’accorder le droit de passage aux troupes américaines a provoqué, au moins momentanément, une atmosphère de crise et de rancœur entre les deux États et l’on peut estimer, en conséquence, que devrait s’atténuer la pression impudente de Washington sur les pays membres de l’Union européenne en faveur de la candidature turque, telle qu’elle s’est notamment exercée lors d’une récente réunion au cours de laquelle les dirigeants européens s’étaient vus pressés par le Président des États-Unis d’accepter la Turquie en leur sein ! En définitive, on pourrait considérer que, jusqu’à présent, la Turquie est perdante sur tous les tableaux : elle n’a pas touché les crédits promis, n’a pu intervenir au Kurdistan d’Irak, et a vu se refroidir ses relations avec les États-Unis. Toutefois, il serait hasardeux de penser que les Turcs vont en rester là. Ils rongent leur frein de dépit, mais préparent de toute évidence leur revanche.

Il faut imposer un NON définitif

En vérité, ce qu’il faut espérer, c’est un sursaut de courage de la part de l’Europe : il faut dire NON à la Turquie une bonne fois pour toutes ! Une première porte avait été ouverte pour Ankara lors de la désastreuse conférence conférence d’Helsinki en novembre 1999. Depuis lors, la Turquie a été reconnue comme candidate, certes sous certaines conditions, mais le principe de l’adhésion étant acquis, les dirigeants européens sont désormais pressés par Ankara, et jusqu’à une date récente par Washington, de proposer une date déterminée pour l’adhésion. C’est cet engrenage qu’il est urgent de bloquer par un refus ferme et définitif.

La solution : organiser des referenda
pour donner la parole aux peuples européens

Pour ce faire, il convient de donner la parole, par la voie de referenda, aux peuples des différents États de l’Union. Or il apparaît bien qu’aucun d’eux, et pas plus le français que les autres, n’est favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union. Il serait dès lors particulièrement choquant que les dirigeants de l’Europe puissent chercher à imposer une adhésion clairement rejetée par l’ensemble de leurs peuples.
Disons le tout net : la Turquie n’est pas européenne par sa nature, et elle n’est pas en Europe par sa situation. Ses longues frontières avec des États comme la Syrie, l’Irak et l’Iran la placent sans conteste dans l’aire géographique moyen-orientale, avec tous les dangers que comporte, pour l’Europe, une telle promiscuité.
Le général de Gaulle aurait dit, c’est du moins le jugement qu’on lui prête : «Les faits sont têtus». Il semble bien que les faits géographiques soient encore plus têtus que tous les autres.

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