Identité turque : le double langage d’Ankara

Identité turque : le double langage d’Ankara

par Pimour Lan,
collaborateur de Polemia.com (*).

A public distinct, image différente ! Selon qu’elle s’adresse à des Occidentaux ou à ses propres ressortissants, l’apparence que la Turquie revêt varie. Aux uns, elle se présentera comme une nation européenne aux racines anatoliennes, héritière des Hittites et de l’Antiquité grecque, aux autres, comme un pays asiatique et musulman dont les origines se perdent dans les confins de l’Altaï. Analyse d’un double langage, à l’heure où les descendants de Thugri Beg et de Soliman le Magnifique attendent de reprendre leur migration vers l’Ouest !

Aujourd’hui, lorsque qu’un petit écolier turc ouvre son livre d’Histoire, il peut déchiffrer ces quelques lignes : “[la nation turque], s’étend sur le continent asiatique, des pâturages d’Iran à l’Océan glacial Arctique. Les Turcs ont rendu de très grands services pour le développement et la diffusion de la religion islamique. Et, c’est contre l’Europe entière que les Ottomans ont poursuivi cette œuvre (de protection du monde musulman)” (1). En revanche, voilà ce que fait apparaître la lecture d’ouvrages vantant l’adhésion d’Ankara à la communauté européenne morceau d’Europe : "Les Turcs vivant sur ce territoire, ont hérité de la culture de toutes les civilisations qui s’y sont succédés depuis la préhistoire. Les Ottomans n’étaient pas les adversaires du christianisme et vécurent longtemps longtemps en paix avec les orthodoxes" (2).
Un double langage qui reflète incontestablement le reflux vers l’Orient, que le pays d’Atatürk connaît depuis trente ans, au détriment des valeurs laïques.
Le manuel d’Histoire turque est un excellent révélateur de cette évolution. Livre afférent à un territoire déterminé, il reproduit souvent de manière simplifiée les tendances dominantes de l’historiographie du moment. De plus, quasiment jamais traduit, le manuel n’a pas à se préoccuper de l’image qu’il donne à l’étranger. Ce qui en fait un véritable synopsis de la vision que les Turcs ont d’eux-mêmes, et du monde qui les entoure.
Cette historiographie nationaliste, porteuse d’une conception de l’altérité clairement définie, s’organise autour de la figure de l’ennemi (Grecs, Arméniens, Croisés), fondatrice par opposition d’une identité collective. Cela, conformément au paradigme “hutingtonien” du : “On sait d’abord qui on n’est pas, avant de savoir qui on est”. Considéré comme acquis et donc rarement remis en question, ce discours forme le substrat de la mémoire turque. Aussi est-il à la source d’automatismes dans le comportement, particulièrement visibles lors de crises ou de conflits.
Très complexe, cette rhétorique identitaire cherche en permanence à trouver un équilibre sur deux mille ans d’Histoire à travers des lieux fort différents : “De l’Adriatique à la muraille de Chine” (3) selon l’expression consacrée par l’ancien président Sulayman Demirel. Un éclatement des référents identitaires qui est au cœur même des contradictions de la Turquie contemporaine.
Effectivement, en proclamant la République de Turquie en 1923, Mustapha Kemal crée, suivant ses propres mots : “Un ensemble compact et homogène, débarrassé de toute prétention à caractère universaliste” (4). Refusant la culture arabomusulmane de l’empire Ottoman, qu’il considère comme une greffe étrangère, Atatürk jette les fondations d’un État-nation qui se veut résolument tourné vers l’Occident. Mais qui dit nouvel avenir, dit nouveau passé.
Car concrètement, cette volonté de rupture avec le cosmopolitisme du monde ottoman n’est pas sans poser problème dans la réécriture de l’Histoire de la jeune nation. Puisque mettre en exergue les origines asiatiques et antéislamiques des Turcs revient en réalité à donner des arguments à ceux qui rejettent leur “occidentalité” et la légitimité de leur présence en Anatolie. Aussi, pour contrecarrer ces attaques et l’irrédentisme des Grecs et des Arméniens, les historiens turcs de l’époque se découvrirent brusquement d’étranges filiations avec d’authentiques habitants d’Asie Mineure. Cela, tout simplement en faisant des Hittites, peuple indo-européen du IIe millénaire av-JC, des proto-Turcs. Une théorie pour le moins fantaisiste qui a totalement été abandonnée par l’historiographie officielle depuis la mort du Ghazi. Ce qu’exprime sans équivoque un manuel récent : “Dans la région de l’Altaï depuis le début de l’age de pierre vivait une race blanche, brachycéphale et guerrière, c’est-à-dire les premiers ancêtres des Turcs”(5). Alors qu’inversement cet héritage est constamment revendiqué dans les écrits turcs à destination de l’Europe : “En regardant notre histoire on peut dire que nous vivons sur ce territoire depuis les origines des civilisations anatoliennes. Les Hittites fondèrent un empire, la première union politique anatolienne“(6).
La clef de voûte de l’idéalisation de ce passé asiatique sont les stèles de l’Orkhon (VIIe siècle ap-JC). Ces pierres gravées, découvertes en Mongolie au début du siècle dernier, formeraient un véritable abrégé de la Turquie moderne. D’après les historiens kémalistes, les notions de laïcité, de nation, de démocratie, voire même d’égalité des sexes y sont déjà réunies.Comme l’explique l’orientaliste Etienne Copeaux : “L’on assiste à une projection du présent sur le passé qui a pour effet de faire admettre que les qualités républicaines n’ont pas été copiées sur l’Europe, mais sont constitutives de la personnalité du peuple turc de toujours” (7). Façon comme une autre d’affirmer que le progrès vient toujours de l’Est !
Pourtant, depuis un quart de siècle, cette rhétorique identitaire initialement très hostile à l’Islam et à son universalisme s’est radicalement métamorphosée, comme le démontre le rejet de plus en plus net dont fait l’objet le chamanisme des tribus turques d’Asie Centrale. Cette réfutation du totémisme des anciens Turcs a pour but de prouver que ceux-ci auraient été monothéistes aux époques les plus reculées, adorant un “Gore Tek” (Dieu unique). Parallèlement à cela, l’évocation des peuples turcs non islamisés qui ont perdu leur turcité est devenu une constante de ce discours : “Les Turcs sont musulmans, et les Turcs abandonnant l’Islam perdent leur turcité. Voyez l’exemple des Hongrois” (8).
Cette synthèse turco-islamique, qui émerge progressivement au cours des trois dernières décennies, va de pair avec l’érosion des principes d’Atatürk dont les conceptions laïques sont progressivement délaissées. D’après les vues de ce syncrétisme ethnico-religieux, l’islam a transcendé la culture turque qui sans lui n’aurait pas survécu ; et a contrario, la civilisation turque a sauvegardé la foi du Prophète, qui sans elle, aurait disparu sous les assauts des croisés au XIe siècle.
Ce courant historiographique fortement antioccidental va mettre en relief deux épisodes majeurs de l’Histoire turco-ottomane. En premier lieu, la bataille de Mantzikert 1071), qui voit les Turcs seljoukides emmenés par Alp Arslan anéantir l’armée de l’empereur byzantin Romain IV Diogène. Cet affrontement décisif, qui ouvre la porte de l’Anatolie aux Turcs, est capital pour les tenants de cette synthèse. Car il démontre que les Turcs sont arrivés en 1071 en Turquie et pas avant, ce qui repousse l’idée d’une origine hittite des Turcs, mais qui surtout établit que les Turcs sont arrivés là en tant que musulmans : “Nous avons pris l’Anatolie qui était chrétienne depuis mille ans, et nous en avons fait la patrie des Turcs et une terre musulmane” (9).
L’autre événement fondateur dans cette réappropriation du passé musulman par la Turquie est la célébration du Fetih (l’ouverture), qui désigne la prise de Constantinople en 1453. Le terme de Fetih, renvoyant à la destitution d’un régime infidèle et par là même à l’“ouverture” à la religion de Mahomet. L’écolier turc est invité à s’identifier aux Ottomans en raison de considérations plus religieuses que nationales : “Le Fetih devait être le plus important djihad. La prise d’Istanbul était considéré comme un devoir religieux” (10).
Une fois cette continuité avec l’empire Ottoman assumée, il est logique d’insister sur les services rendus par les Turcs à l’Islam : ”Les Turcs ont pris comme but suprême la protection du monde musulman, qui était dans une situation de décomposition… ils ont fait obstacle à Byzance, puis l’ont anéantie, et en ont fait de même avec les croisés… Enfin, c’est contre l’Europe entière que les Ottomans ont poursuivi cette œuvre de protection jusqu’au XXe siècle” (11). Mais, si la Turquie revendique à travers l’Histoire de la Sublime Porte le fait d’avoir combattu l’Europe, comment dès lors prouver à ces mêmes Européens son identité occidentale ?
Devant ce dilemme, qui reflète toute l’équivoque d’un discours interne, islamo-nationaliste, imprésentable à l’étranger, et en particulier en Europe, les Turcs ont opté pour un double langage. Il est vrai que quoi de plus négatif pour un imaginaire occidental que de se dépeindre en fiers descendants d’Attila, de Mehmet II, et en portecimeterres d’un Islam conquérant ?
C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années, les autorités d’Ankara se consacrent à accréditer l’image d’un pays européen aux racines avant tout méditerranéennes. A usage externe, ce discours s’emploie à montrer que les Turcs sont un peuple enraciné en Anatolie, et que c’est là et non en Grèce qu’est apparue la civilisation occidentale. L’exemple le plus flagrant de ces théories “anatolistes” est le livre de Turgut Özal, écrit par ce dernier alors qu’il était Premier Ministre de Turquie. Cet ouvrage La Turquie en Europe, qui est à la base du discours turc à destination du vieux continent, présente les Turcs comme : “Les héritiers de toutes les civilisations qui se sont succédés en Anatolie depuis la préhistoire” (12).
L’Antiquité Grecque y est récupérée au nom de l’importance de l’héritage ionien : “Les historiens européens ont regardé la Grèce comme la source de leur civilisation, négligeant le point de départ qui est l’Anatolie, notre pays” (13). Un procédé similaire est adopté à propos du christianisme, Özal utilisant la 1ère personne du pluriel pour désigner Paul de Tarse et Saint Jean : “Nos compatriotes” (14). Ce qui est un comble, lorsque que l’on sait que Turgut Özal débuta sa carrière politique au sein du parti fondamentaliste de Necmettin Erbakan ! Par ailleurs, l’Empire Byzantin, qui dans les manuels scolaires est constamment dénigré, se voit subitement intégré dans l’Histoire turque. Les Turcs devenant les protecteurs des chrétiens orientaux : “Loin d’extirper ou de persécuter le christianisme orthodoxe, les Turcs l’ont au contraire protégé et l’on fait vivre” (15). De même, l’on apprend, en totale contradiction avec ce qui a été vu précédemment, que : “LesTurcs seljoukides n’ont jamais fait la guerre sainte” et que c’est au contraire le christianisme occidental qui a déclaré la guerre sainte contre les Turcs” (16). Quant à l’expansion ottomane dans les Balkans, elle est présentée comme une action préventive visant à faire face à l’agressivité des Habsbourg”, voire même comme une guerre de libération : “La Hongrie fut conquise pour mettre fin aux opérations militaires qu’elle menait contre les Ottomans. Ce pays était dirigé par une aristocratie catholique, craignant pour elle même, alors que la majorité de la population était orthodoxe” (17).
Cette tentative de construction d’une identité occidentale appuyée sur des filiations entre Hittites, Ioniens et Turcs relève indéniablement de l’irrationnel. Comme si les Turcs d’aujourd’hui pouvaient faire partie de la même collectivité qu’Hérodote ou que l’empereur Justinien, parce que ces derniers ont vécu il y a plusieurs siècles, si ce n’est des millénaires, sur un sol identique ! Néanmoins, cette continuité est sélective et ne s’applique pas à toutes les populations ayant précédé en Anatolie. L’exemple le plus évident est celui des Arméniens. Toute l’historiographie turque contemporaine vise à établir que l’Arménie n’a jamais existé en tant qu’Etat constitué : Les Arméniens, tout au long de l’Histoire n’ont jamais pu fonder un État indépendant” (18). Quant au génocide de 1915, il n’est pas explicitement nié, mais au contraire présenté comme un acte de légitime défense : “Quant à la suite des intrigues des Occidentaux, les Arméniens commencèrent à tuer les Turcs, nous avons été obligés de nous protéger” (19). L’on peut donc comprendre l’amertume exprimée par M. Kikorian, président des associations arméniennes de France : Est-il possible d’ imaginer dans l’Union Européenne une Allemagne qui n’aurait pas reconnu le génocide juif ?” (21).

L’existence de ces deux discours, l’un interne, peu connu, car peu traduit, l’autre à usage externe, plus présentable, révèle toute l’ambiguïté et les non-dits de la candidature d’Ankara au sein de l’Union Européenne.
Ces contradictions sont à l’image d’une nation qui se cherche, déchirée entre deux pôles opposés : l’Asie Centrale et l’Anatolie. Süleyman Demirel disait que la Turquie était : “Un pont sur un espace allant d’Est en Ouest, de l’Europe à la Chine”(22). Mais qu’est ce qu’un pont, sinon une construction artificielle ne relevant d’aucune des parties qu’il est censé unir ?

NOTES :
1. UGURLU Nurer, BALCI Esergul, Tarih Lise, Istanbul, serhat,orgun, p 12,1990. OKTAY Emin, Tarih lise, Istanbul, Remzi Kitabevi, 1955, p 90.THURAL Yuksel, Tarih, Lise, Istanbul, Ders Kitaplari Anonim Sikerti, p 9-10, 1989.
2. ÖZAL Turgut, La Turquie en Europe, Paris, Plon, p 143-242,1988.
3. Politika, 25 février 1992.
4. BENOIST-MESCHIN, Jacques, Mustapha Kemal, livre de poche, Paris, p 235,1960.
5. KAFESGOLU Ibrahim, DELIORMAN Altan, Tarih Lise, Ankara, devlet kitaplari, p 78, 1976.
6. id n° 2, p 242-178.
7. COPEAUX Etienne, Espace et temps de la nation turque, Paris, CNRS édition, p 178, 2000.
8. « Tûrkiye » , 17 janvier 1992.
9. ERCILASUN,“ Turk kulturu“ XXII, p. 492-496, 1984.
10. OKTAY, Lise III, p 9, 1983.
11. THURAL, Lise II, p 9- 10,1989.
13. ÖZAL.T, op.cit p 242.
14. id.ibid, p 242.
15. id.ibid, p 243.
16. id.ibid, p 138.
17. id.ibid, p 130.
18. id.ibid, p 141.
19. AKSIT Niyazi, Ortaokul, devlet kitaplari, Istanbul, p 134-135, 1985.
20. SUMER Faruk, et al, Lise II, ders kitaplari, Istanbul, p 215, 1992.
21. La Nouvelle Revue d’Histoire, p 54, n° 4, janv-fév 2003.
22. BBC, Summary of world broadcast, 2 février 1994.

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