L'Europe a des limites*

L'Europe a des limites*


Par Henry Bogdan,

historien,
chargé de cours à l'EMSST (Ecole militaire) et au Centre d'Etudes européennes de l'Université de Marne la Vallée


Depuis la chute du communisme à l'Est, la réunification du continent européen est faite et le problème de l'intégration à l'Union européenne des ex-démocraties populaires est posé. Intégration d'autant plus légitime que, comme le soulignait le Pape Jean-Paul II, ces pays n'avaient jamais quitté l'Europe, mais c'est l'Europe qui les avait abandonnés !
En 2004, l'Union européenne s'enrichira de 10 nouveaux Etats, les républiques baltes, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, ainsi que Malte et Chypre. En principe en 2007, la Bulgarie et la Roumanie les y rejoindront, et plus tard enfin les Républiques issues de l'ex-Yougoslavie, à l'exception de la Slovénie, déjà admise.
A ce moment-là, la " Maison européenne" sera quasiment au complet dans les limites géographiques traditionnelles de l'Europe. Tous ces Etats, malgré leurs différences, ont une identité commune reposant sur leur histoire, leur culture, leurs traditions politiques et religieuses. Leur civilisation se rattache au double héritage de la culture gréco-latine et de la tradition chrétienne - même si le qualificatif de "chrétien" écorche les lèvres des "eurocrates". Ces Etats partagent un idéal politique fondé sur la démocratie parlementaire, le pluralisme et les libertés qualifiées jadis de "formelles" ou de "bourgeoises" par les marxistes. Certes, le niveau économique des nouveaux venus est loin d'atteindre celui des "anciens", mais il en était de même lorsque la Grèce et le Portugal furent admis dans la CEE.
Aujourd'hui, on veut étendre à l'Est les limites de l'Europe. La Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? Elle a posé sa candidature en 1987 et le sommet de Copenhague a repoussé à 2004 l'examen du dossier. Mais la vraie question, c'est de savoir si la Turquie est un Etat européen."Non", a répondu à juste titre Valéry Giscard d'Estaing, pour qui "la Turquie est un pays proche de l'Europe… mais ce n'est pas un pays européen". En revanche, aussi étonnant que cela puisse paraître, le Premier ministre grec Simitis a déclaré dans Le Monde du 9 janvier 2003 que "la Turquie a été une grande puissance européenne depuis le XVIe siècle et l'Empire ottoman a joué un rôle dans la création de l'Europe qui existe aujourd'hui". En réalité, la Turquie ottomane n'a jamais voulu être européenne, mais elle a voulu conquérir l'Europe chrétienne. Encore en 1683, ses armées ont voulu s'emparer de Vienne, qui fut sauvée par l'intervention d'une véritable "armée européenne" - et chrétienne - où se côtoyaient des contingents fournis par les princes tant catholiques que protestants, sous la conduite du roi de Pologne Jean Sobieski et du duc Charles de Lorraine. Certes, l'impérialisme ottoman appartient au passé et la Turquie actuelle n'a plus rien à voir avec lui. Il n'en reste pas moins que l'identité de la Turquie est radicalement différente de celle de l'Europe. Par sa langue, par son histoire, et par sa religion, la Turquie est beaucoup plus proche des républiques turcophones et musulmanes de l'ex-URSS que de l'Europe, qui, n'en déplaise aux parlementaires de Strasbourg, a été fortement marquée par le christianisme. Que la Turquie soit associée économiquement à l'Europe comme elle l'est depuis 1962, c'est tout à fait légitime, mais elle n'a pas vocation à entrer dans l'Union européenne. Qu'on le veuille ou non, malgré la laïcité imposée par Atatürk en 1923, l'Islam revient en force. Les élections du 3 novembre 2002 ont porté au pouvoir un gouvernement islamiste qualifié faussement de "modéré", mais dans lequel les épouses de 16 ministres sur 25 portent le voile islamique, ce qui est d'ailleurs parfaitement leur droit… mais dans leur pays.
Il y a encore bien des raisons qui poussent à rejeter l'idée d'admettre la Turquie dans l'Union européenne. La démocratie turque, jusqu'à présent, a été une démocratie de façade dans laquelle l'armée a tendance un peu trop souvent à sortir de ses casernes pour imposer ses vues politiques : en 1960, 1971, 1980 et, tout récemment encore, en 1997 ! C'est encore l'armée qui est responsable de l'état de non-droit qui existe à Chypre depuis 1974. C'est elle aussi qui est la plus décidée à s'opposer à toute concession à la minorité kurde - 12 à 15 millions de personne, 20 % de la population - lesquels Kurdes, d'ailleurs, en tant que citoyens turcs pourraient s'établir librement dans n'importe quel pays de l'Union européenne, dès lors que la Turquie en serait membre ! Sans oublier les cicatrices non refermées des Arméniens, qui attendent en vain depuis plus de 80 ans un geste de compassion de la part de l'Etat turc.
La Turquie, et pour bien d'autres raisons encore, n'a pas sa place dans l'Union européenne. Elle n'a jamais été et elle n'est pas un Etat européen et elle apporterait à l'Europe des difficultés supplémentaires. Et puis, si l'on ouvre les portes de l'Europe à la Turquie, pourquoi ne pas les ouvrir aux pays du Maghreb, à l'Egypte, à Israël, au Liban ? Où serait alors l'identité de l'Europe, mais qu'en reste-t-il déjà, face à la mondialisation qui avance à marche forcée ?

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* Ce texte d'Henry Bogdan a été initialement publié par la revue Relève politique dans le cadre d'une vaste enquête sur l'Europe à l'heure de l'élargissement. Outre Henry Bogdan, onze autre intellectuels ont participé à ce dossier : Alain de Benoist, Yves Amiot, François-Georges Dreyfus, Pierre Hillard, Arnaud-Guyot Jeannin, Yves-Marie Laulan, Dominique Venner, Jean Madiran, Jean-Marie Paupert et Vladimir Volkoff. Relève politique - BP 25 - 75518 Paris cedex 15 (11 euros le numéro, port compris)

Bibliographie de l'auteur

Agrégé d'Histoire, diplômé des "Langues O" en langues finno-ougriennes ; longtemps enseignant dans le Secondaire, actuellement chargé de cours à l'EMSST (Ecole Militaire) et au Centre d'Etudes européennes de l'Université de Marne-la-Vallée. Spécialiste de l'histoire des pays de l'Europe centro-orientale et en particulier de la question des minorités nationales. Principaux travaux publiés : Histoire de la Hongrie - Paris 1966 - collection Que sais-je ? ; Histoire des pays de l'Est - Paris 1990 - Perrin ; Histoire des peuples de l'ex-URSS - Paris 1993 - Perrin ; Les chevaliers teutoniques - Paris 1995 - Perrin ; La Guerre de Trente Ans - Paris 1997 - Perrin - ouvrage couronné par l'Académie française ; Histoire de l'Allemagne, de la Germanie à nos jours - Paris 1999 - Perrin ; Histoire des Habsbourg des origines à nos jours - Paris 2002 - Perrin.

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