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UNE TURQUIE MUSULMANE EN EUROPE ?

Voici de larges extraits d'une lettre de l'Ambassadeur Anton Smitsendonk, ancien Ambassadeur des Pays Bas, au Professeur Metin Heper (Université d'Ankara) et à l'Ambassadeur Aktan, orateurs turcs à un récent colloque du CERI*.
*(CERI = Centre d'Etudes et de Recherches Internationales)

Cher Professeur,
Vous savez déjà de notre brève conversation que - en dèpit de ma grande sympathie pour la Turquie - je ne peux pas vous suivre et les autres orateurs du colloque tenu au CERI, dans leur plaidoyer pour une accession de la Turquie à l'Union européenne.
La Turquie est pour l'Europe une nation honorable et très importante. Elle mérite un véritable effort de partenariat dans tous les domaines.
Ce dessein pourtant a été mal servi par nos hommes politiques qui n'ont pas montré une capacité d'envisager une forme "sui-generis" pour un tel lien et qui se sont laissé aller dans l'unique voie d'une "admission à l'Union".
Ces politiciens pourraient invoquer une excuse, notamment l'insistance presque obsessionnelle des hommes politiques turcs pour une admission dans l'Union, ne permettant jamais une diversion de la discussion vers d'autres types de coopération.
Tous les arguments invoqués pour une telle admission sont, à mon avis, d'une extrême légèreté. Les raisons invoquées ne peuvent, à mon sens, justifier "entrée de la Turquie dans l'Union.
Il est inutile de les énumérer encore une fois ici. Je voudrais plutôt citer une raison pour laquelle l'Union européenne a un empêchement dans l'admission d'un nouveau membre comme la Turquie.
La raison principale est que l'Europe dans sa culture et dans sa société est actuellement dans une période de faiblesse et de fragilité dangereuses. L'âme et le corps de l'Europe sont depuis la Révolution dite française dans un état malsain, peut-être même de maladie.
Un tel état exige une grande prudence. Quand une personne se trouve malade, le question du dosage en aliments et en médicaments est de grande importance. Une "overdose" peut facilement devenir fatale. La maladie européenne est d'une telle gravité qu'une absorption de la Turquie serait une overdose mortelle. Aucun avantage géopolitique ou économique ne pourrait jamais compenser cela. Peut-être vous a-t-il échappé à quel degré les banlieues des grandes villes de l'Europe sont dans une situation alarmante.
Durant ces quatre dernières décennies on a mal géré, ou plutôt pas du tout géré l'immigration. Avec une pose facile de "mains propres" (clean-hands), nos hommes politiques ont négligé une véritable maîtrise des flux migratoires.
Dans certaines banlieues, la police n'ose plus entrer. Elles pourront devenir le centre de nouveaux territoires de type "Kosovo". au cœur même de l'Europe.
Ma ligne d'argumentation avec vous n'est donc nullement une prétendue supériorité de l'Europe que j'invoque mais, par contre, une faiblesse européenne qui ne permet pas une admission massive comme celle de la Turquie. Ces difficultés seront de plus en plus vives. On peut prévoir que même les critères dits de Copenhague ne seront plus reconnus et que les gouvernements qui les ont adoptés seront rejetés.

Certainement, dans un tel état de choses, nous devons nous préparer à inventer avec nos amis Turcs d'autres formes de coopération concernant le territoire européen, mais également les territoires de la mer Méditerranée, du Moyen Orient et de l'Asie Centrale, où la Turquie a une position bien reconnue.
Comme vous me l'avez dit, une telle responsabilité pour la stabilité géopolitique dans un sens large ne peut pas être laissée aux seuls Etats-Unis. L'Europe doit remplir sa propre vocation.
Plus tard dans ce colloque, vous avez lancé la question : « Un refus européen n'aura-t-il pas une influence démoralisante sur les autres pays islamiques ? Est-ce que avec un sentiment d'avoir été rejetés, ils ne se lanceront pas dans une direction "fondamentaliste" ? »
Voici ma réponse :
Ne poursuivez plus de manière obsessionnelle une admission dans l'Union Européenne. Un refus d'admission n'est pas un rejet. Les adaptations constitutionnelles et institutionnelles que la Turquie a faites ces dernières années ne sont pas "des sacrifices turcs sur l'autel de l'Europe", qui ont besoin d'une récompense sous la forme d'une admission.
Votre pays a fait ces adaptations parce qu'elles sont bonnes, indépendamment d'une admission possible dans l'Union.
Il pourrait être prudent pour la Turquie de ne pas donner envers les pays islamiques trop de relief à sa candidature européenne, afin d'éviter de perdre éventuellement la face, en cas d'échec.
Comme vous voyez, je blâme profondément nos hommes politiques et nos diplomaties européennes des dernières décennies, leur manque de courage, de créativité, en somme leur "masque diplomatique" dans leurs conversations avec leurs collègues turcs.
Je pourrais seulement trouver une seule excuse, seule et partielle: ils ne furent pas à la hauteur de vos diplomates qui sont, dans la Turquie, un corps d'élite de grande efficacité.
Il nous faudra trouver des formes nouvelles qui feront justice de la vraie situation de nos sociétés.
Chaleureusement vôtre

Anton Smitsendonk

Aux lecteurs de La Voix des Français :
Comme vous voyez, M. l'Ambassadeur Anton Smitsendonk a participé à un colloque du CERI sur la Turquie et ses relations avec l'Europe. Il ajoute que dans le colloque on a constaté que la discussion sur les "Frontières de l'Europe" qui était en vogue il y a deux ans s'est calmée.
Les orateurs s'en sont félicités. Pour vous, chers lecteurs, cela devrait être plutôt motif d'angoisse. Demain le Maroc, l'Ukraine ? Les décisions sur la Turquie sont pourtant imminentes et établiront le modèle. Qu'est-ce que nous pouvons proposer ?
Si vous nous envoyez vos réactions contre l'admission de la Turquie et pour l'amendement des critères de Copenhague, nous pourrions les présenter aux dirigeants poIitjques en France et dans d'autres pays de l'Union européenne.

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